D’où vient ce bruit à l’horizon?
Tarlabaşı est un quartier déshérité au cœur de la ville-monde d’Istanbul sur sa rive européenne. Cela n’a pas toujours été le cas. Autrefois ce quartier cosmopolite était parmi les plus agréables où résidaient Grecs et Arméniens. Une série d’événements dramatiques entre 1942 et 1974 a réussi à chasser la quasi-totalité de ces populations. Depuis, Tarlabaşı n’a cessé de se paupériser.
Le grand tort de ses actuels habitants – familles kurdes ayant fui leurs villages dévastés, jeunes désœuvrés, prostituées, transgenres, Roms, immigrés africains, réfugiés syriens – est d’être trop pauvres, trop peu seyants pour un quartier près de la Place Taksim et convoité par les pouvoirs publics alliés aux promoteurs-constructeurs flairant de gros profits.
Ce quartier où « avec les années, se sont réfugiés ceux que la vie a mâchés puis recrachés et qui tentent de rester debout », dans les mots du romancier Ahmet Ümit, est bouleversé par un projet de rénovation urbaine, « Tarlabaşı 360 ». Ce projet de rénovation urbaine, très contesté, est une éloquente illustration de gentrification. Comment elle modifie radicalement les tissus urbain et humain d’une ville. Envoyer à la périphérie d’Istanbul ces habitants affligés de problèmes, interlopes. Construire un « Nouveau Tarlabaşı » conçu pour une classe aisée et les touristes. Pas le moindre immeuble de logements sociaux dans « Tarlabaşı 360. »
La première tranche de ce projet (20.000m² de terrain) a transformé cette partie de Tarlabaşı en un quartier fantôme. Depuis 2012, des immeubles en ruine, nimbés de leur poignante vieille gloire, peuplent le chantier et servent d’antre aux prostituées, de repaire aux petits trafiquants et d’abri aux réfugiés syriens. Le chantier est entouré d’une clôture en métal copieusement taguée. Âpre contraste entre ces cris de cœur des habitants et les publicités vantant le « Nouveau Tarlabaşı ».
La nuit à Tarlabaşı, de jeunes ombres glissent le long de la clôture ou dans les ombres plus épaisses des immeubles vétustes. Dans les couleurs criardes du boulevard, les travailleuses transgenres du sexe sont à leurs postes, entourées de la cacophonie des véhicules et des regards des hommes.
« D’où vient ce bruit à l’horizon ? » n’est pas terminé. Il y a le désir de continuer à documenter les transformations au quartier et aux vies des habitants. Je me suis attachée à ce quartier difficile et à ces personnes qui « tentent de rester debout ». Être consciente que mon travail ne changera rien pour tous les Şilan, Masum, Emre, Şeref, Özge, İrfan, Engin, Gül est démoralisant. Vouloir sortir de l’ombre ceux que la modernité laisse sur le bas-côté est une protestation peut-être aussi impuissante que les tags.
Frances Dal Chele