Le Passé de l’Avenir

[…] l’avenir n’est pas préparé derrière l’observateur, il se prémédite au-devant de lui, comme l’orage à l’horizon. (Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception)

La globalisation d’un pays se constate à travers les mutations de ses villes. Après des années à scruter ses effets sur les tissus urbain et humain dans la Turquie anatolienne, je me suis enfin résolue en avril 2014 de m’arrêter sur les ravages de cette globalisation à Istanbul. Nulle part en Turquie ce phénomène n’est plus outrancier que dans la ville-monde du Bosphore.

Avec le désir d’une approche plus plasticienne et moins documentaire, « Le passé de l’avenir » emprunte au palimpseste son parti-pris formel. Palimpsestus, ou « gratté de nouveau ». Au Moyen Âge, les moines-copistes grattaient souvent des parchemins pour faire disparaître le texte, puis les réutilisaient pour écrire un nouveau texte. Mais par endroits demeuraient de fantomatiques traces de l’ancienne écriture.

L’urbanisme est une écriture, et les transformations urbaines radicales à l’œuvre dans Istanbul, mues par un capitalisme mondialisé, effacent l’écriture précédente, une écriture à l’échelle humaine. Champs, maisons individuelles, petites fabriques, chemins, bois sont effacés et remplacés par des modèles de ville mondialisés dans la quête inévitable du progrès au nom de la Modernité.

« Le passé de l’avenir » s’attache aux secteurs périphériques d’Istanbul pour questionner l’impact du développement urbain effréné sur l’équilibre et l’harmonie de cette mégalopole. Et interroger la notion de mémoire du lieu. Dans des secteurs tels Maslak, Kartal, Ataşehir, le présent bouscule le passé, l’efface et le remplace. Dans mes image-palimpsestes, des champs avec leurs vaches ou leurs randonneurs se devinent sous des tours en construction ; des méga-chantiers réécrivent sur des forêts ou de petites usines ; toute une collection de gratte-ciels existe là où peu de temps auparavant il n’y en avait qu’un ; etc. etc. Globalisation = Uniformisation. Phénomène mondial illustré avec éloquence par les paysages urbains réécrits de cette ville tentaculaire capturés pour les palimpsestes.

En combinant une image en N&B* d’un passé récent (1960 – 2000) avec une image en couleur que je prends de sensiblement le même endroit aujourd’hui, une troisième image apparaît, une image-palimpseste. Son élaboration demande un long et minutieux travail sur sa structure et ses détails. Je n’emploie cependant pas un stylet pour gratter la vieille image, ni une plume pour façonner le palimpseste, mais cet outil de l’image moderne, PhotoShop. Les image-palimpsestes de « Le passé de l’avenir », avec leurs strates et leurs fantômes, évoquent la globalisation d’Istanbul mais aussi sa mémoire et l’épaisseur du temps.

Les images d’un passé récent m’ont été gracieusement données par les responsables des collections de la Bibliothèque Atatürk, de SALT, de la Mairie de Kartal, et de ICS Group ainsi que par les collectionneurs Messieurs İrfan Dağdelen et Zeki Kar.